FLASHBLACK « The Pix »

13 Sep 2021

Et si on imaginait l’actualité du futur ?

« The Pix »

◼︎. Jonathan contemplait depuis une bonne heure le pixel sur fond blanc qui s’affichait sur son écran. ◼︎. Un simple carré d’à peine un quart de millimètre sur un quart de millimètre. Il fallait zoomer encore et encore pour l’admirer confortablement dans toute sa beauté légèrement bleutée. Cette fois il l’avait eue, son idée de génie. Ça paraissait pourtant tout simple, comme une évidence. Ils avaient dû ressentir la même chose, les inventeurs de Facebook, de Twitter ou d’Instagram. Comme peut-être Galilée, Einstein, Newton et Marie Curie. Des précurseurs comme lui, toujours aux aguets, avec un sacré flair.

Jonathan se rappelait avec émotion la première fois qu’il avait entendu parler des NFT. C’était dans un article de presse en ligne au ton un peu incrédule et moqueur, presque méprisant. Les « Non-fungible tokens » ou « jetons non-fongibles » étaient des créations numériques inscrites sur une blockchain, certifiant le caractère unique et non interchangeable de l’actif virtuel. Au début, lui non plus n’y avait rien compris, mais il avait senti qu’il se passait quelque chose. Le principe était pourtant simple : une musique, un dessin, une animation GIF, le code source d’un programme… tout objet digital pouvait se vendre sous forme de NFT. 

L’auteur de l’article ne semblait pas comprendre l’intérêt de ce qui n’était somme toute qu’un simple support virtuel. Il n’y voyait qu’un phénomène de mode propre à ne séduire que quelques geeks. Mais trois semaines plus tard, un NFT de petit chaton se vendit pour 200.000 dollars. Une somme vite dépassée par les 2 millions de dollars payés pour s’offrir le NFT du premier tweet de Jack Dosrsey, le fondateur de Twitter… bien loin derrière les 69.346.250 dollars que l’artiste Mike “Beeple” Winkelmann encaissa juste après pour un simple fichier jpeg ! 

Et puis un beau matin Jonathan eut une révélation en contemplant le sol carrelé de sa salle de bain. Euréka ! Il venait de trouver le NFT ultime, celui auquel personne n’avait jamais pensé. Il quitta aussitôt son emploi et se mit à travailler sans relâche jour et nuit durant 6 mois, siphonnant les données de millions d’œuvres numériques de musées et de collections privées.

Son idée était folle et grandiose à la fois : digitaliser toutes les peintures du monde entier, des premières œuvres tracées sur les murs des cavernes jusqu’aux créations contemporaines en passant par Raphaël, Michel-Ange, De Vinci, Rembrandt, Renoir, Picasso, Mondrian… Tout ça pour à la fin n’en restituer qu’un unique pixel qui synthétiserait à lui seul toutes les couleurs de l’histoire artistique de l’humanité. Un petit carré bleu, entre le cobalt et l’outremer, bien plus subtil que le bleu Klein. ◼︎était l’œuvre d’art ultime qui allait mettre à genoux les puissants, les people et les médias de tous les continents. Surtout lorsque Jonathan, son propriétaire certifié, annonça qu’il la mettrait bientôt en vente sous forme de NFT.

Qui achèterait « The Pix » comme on surnomma bientôt cette création d’une audace affolante ? Sotheby’s ouvrit ses bureaux de Paris, New-York, Londres, Zurich et Miami. C’était un mardi. Il faisait jour pour certains, pour d’autres c’était la nuit. 3 millions, 10, 15, 50… les cours s’envolèrent en quelques minutes… 200, 300, 500… Le milliard fut atteint à 16 heures (heure de Paris) et les enchères continuaient à monter. 3 milliards, 5, 10… L’œuvre fut adjugée pour 12.5 milliards exactement.◼︎appartenait désormais à un riche collectionneur dont le nom resta bien entendu secret. 

Jonathan pouvait être fier de lui : il avait réussi. Il quitterait bientôt son modeste appartement pour…quoi ? Un triplex dans les beaux-quartiers ? Une petite ile aux Baléares ? Un manoir en Bretagne ? Et pourquoi pas tout cela à la fois ? Il ouvrit une bouteille de champagne pour fêter l’événement. Ses pensées se bousculaient. A la fierté qui s’emparait de lui se mêlait une pointe de mépris, sans doute accentuée par les effets de l’alcool. Comment tous ces imbéciles avaient-ils pu tomber dans cette folie spéculative… Pour lui ce petit carré bleu ne représentait rien. Ce n’était qu’un simple pixel comme chaque écran d’ordinateur, de tablette ou même de mobile en contient des centaines de milliers. Mais pour les entrepreneurs, les investisseurs, les spéculateurs de l’ère digitale, les NFT étaient le nouveau Graal. Et lui, Jonathan, en avait compris le secret.

Il se resservit à boire. Un verre puis encore un autre. Il ouvrit une deuxième bouteille. Zut, il faillit oublier que les bitcoins allaient lui être versés à minuit. Vite, il lui fallait ouvrir un compte bitcoin de toute urgence. Clic. Adresse bitcoin validée. Clic. Portefeuille digital ouvert. Clic. Clé privée E9873D79C6D87DC0FB6A5778633389F4453213303DA61F20BD67FC233AA33262 envoyée. 

Jonathan se resservit une coupe de champagne. Puis une autre. Il était minuit. La somme devait être versée à minuit très précisément. 12.5 milliards, ça faisait combien de 0 ? Ses pensées s’embrouillaient mais il se sentait merveilleusement bien. Allez, encore une petite coupe. Oui, vivre sur une ile, ça serait bien pour commencer. Et peut-être acheter une voiture de sport ? Non, trop prévisible. Un jet privé ou un hélicoptère, ça aurait plus de cachet. Il commençait à se faire tard et Jonathan était à présent aussi ivre que fatigué. Il éteignit sa tablette et partit se coucher.

Son réveil se passa merveilleusement bien, avec le sentiment de sortir d’un rêve voluptueux qui était en fait sa nouvelle réalité. Un rêve de richesse fabuleuse, synonyme de luxe, de confort et de volupté. Jonathan ne put résister longtemps au plaisir de rallumer sa tablette pour contempler son tout nouveau compte bitcoin si bien rempli.

Clic. Réseau bitcoin contacté. Clic. Adresse bitcoin renseignée. Clic. Clé privée demandée… Clé privée demandée… Clé privée demandée… Ah tiens, c’était curieux, il ne se souvenait plus de cette satanée clé privée. Il avait bien dû l’enregistrer quelque part. Mais en fait non : il avait éteint son appareil trop tôt. Il y avait beaucoup de lettres et beaucoup de chiffres… en se concentrant il pourrait peut-être s’en rappeler. Mais non. Bien sûr que non. 

Jonathan sentit la contrariété se transformer en énervement puis en véritable panique. Dans le monde des bitcoins, les clés privées n’étaient jamais sauvegardées par la machine. C’était à l’utilisateur de s’en préoccuper. Que faire ? Les milliards d’euros étaient pris au piège à l’intérieur d’un compte fantôme auquel personne, jamais, n’aurait accès. Jonathan avait gagné une immense fortune virtuelle en vendant un minuscule objet virtuel. Il avait été si riche ! Il fallait se rendre à l’évidence :  il n’avait plus rien, même plus de ◼︎ entre les mains.

A propos de l'auteur

Journaliste indépendant spécialisé dans le monde de la finance