FLASHBLACK n°4 : Métastase

9 Mar 2022

La salle de réunion était somme toute très banale : une grande table ovale entourée d’une dizaine de chaises quelconques, un téléphone pieuvre posé en son centre, quelques bouteilles d’eau pas encore ouvertes, un grand écran accroché au fond et un chevalet de conférence coincé dans un coin.

Il était presque 10 heures du matin et la réunion quotidienne allait bientôt commencer. La porte s’ouvrit. La première personne à entrer n’était pas un homme. Pas une femme non plus, d’ailleurs. Ni un enfant. C’était une licorne à la longue crinière majestueuse. Le quadrupède se dirigea sans bruit vers une des chaises, fléchit sa croupe et s’y assit. Derrière lui entra un homme, cette fois. Mais il était recouvert d’une enveloppe de flammes, une vraie torche humaine. Parfaitement calme pourtant, et sans rien brûler autour de lui, il s’assit à son tour. 

La salle de réunion se remplit alors assez rapidement de personnages toujours plus étonnants : un squelette entièrement doré et scintillant, une sosie de Beyoncé, un autre de Michael Jackson, une fée aux ailes de papillon, un nounours en peluche, un elfe bleu, un ogre rouge, une poupée gothique et un Mickey Mouse aux oreilles d’éléphant.

Puis le président de l’entreprise arriva, dans un déluge de confettis, au rythme de fortes percussions. Il avait pris l’apparence de son personnage préféré : le héros de manga Naruto. Le jeune Ninja aux cheveux blonds était habillé de sa tenue fétiche, en combinaison orange et noire. 

La salle de réunion se transforma alors. Les murs, le sol et le plafond disparurent, remplacés par un décor à la fois fantastique et réaliste. Nous étions à présent à l’intérieur d’un château flottant sur des nuages, quelque part entre Harry Potter et un dessin animé de Miyazaki.

Tout cela était parfaitement normal. Nous étions en 2043 et, comme l’avait prédit Bill Gates, le génial inventeur de Microsoft récemment disparu, l’ensemble des réunions, des forums et des congrès se déroulaient à présent dans le métavers. Les employés restaient chez eux, un casque vissé sur les oreilles. Cela avait surpris au début, il y a quelques années, mais le métavers était devenu incontournable. Et puis il était assez agréable de pouvoir rester en caleçon chez soi tout en prenant l’apparence d’un chevalier en armure, d’une bimbo ou d’un scarabée géant, selon ses envies ou ses fantasmes du moment.

  • Bien commença Patrick Soizic, alias Naruto. Nous allons aujourd’hui revoir ensemble le plan marketing du trimestre à venir, mais d’abord…

Naruto claqua des doigts et la table de réunion se recouvrit de victuailles variées, des aliments les plus simples aux mets les plus raffinés. Il y avait des pancakes, des macarons, des huitres, des ravioles, de la charcuterie d’Italie et un plateau de viennoiseries, sans compter les cafés et les jus de fruits. Bien sûr, on ne pouvait pas manger pour de vrai dans le métavers. C’était plutôt symbolique, comme un rituel. Naruto/Patrick appréciait ce petit moment décontracté où l’on trinquait dans le vide et où l’on mangeait de l’air ensemble.

Michael Jackson, de son vrai nom Anthony Duvallet, commença à faire apparaitre dans les airs le premier slide du plan d’action marketing qu’il allait présenter. Il avait même prévu une petite chorégraphie de type Moonwalk au plafond en début de présentation, histoire d’attirer l’attention.

Mais il ne se passa rien de la sorte pour Anthony, dont l’écran devint tout noir et ne refléta plus que ses yeux ahuris. En une fraction de seconde, le château s’était évanoui, les avatars digitaux avaient disparu. Plus d’image, plus de son, plus rien. Il retira son casque et quitta le canapé du salon, sur lequel il était avachi. Curieusement, son ordinateur paraissait fonctionner : ça n’était pas une panne de courant. Alors quoi ?

Un message apparut sur son téléphone portable : 

Vous avez été définitivement déconnecté du métavers.

Veuillez vous habiller (costume ou veste casual et pantalon de votre choix)

et vous rendre à l’adresse suivante…

C’est vrai qu’Anthony Duvallet n’avait pas encore pris sa douche et qu’il était encore en pyjama, pourtant personne à part ses collègues n’était au courant. Mais être déconnecté définitivement, ça voulait dire quoi ? Anthony se dépêcha d’enfiler une tenue de travail adéquate (cela faisait bien longtemps que ça ne lui était pas arrivé) et sortit pour rejoindre le lieu de rendez-vous indiqué.

Pendant ce temps dans le métavers, le château et les avatars étaient toujours là. Michael Jackson avait disparu, ce qui était un peu ennuyeux car la réunion devait commencer par lui. Ce devait être ensuite au tour de Beyoncé de faire un point sur de nouvelles dispositions légales. Elle avait tout prévu pour ne pas passer inaperçue : elle allait sauter sur un dragon dont les flammes feraient apparaitre quelques chiffres clé avant qu’une armée de fans en sueur ne viennent tout effacer.

Mais Beyoncé, ou plutôt Marie-Ange Loupiac du département juridique, se retrouva dans sa cuisine avant d’avoir seulement commencé. Son ordinateur à elle aussi fonctionnait, pourquoi diable avait-elle été éjectée du métavers ? Son téléphone fit apparaitre un  message identique à celui reçu par Anthony.

Dans le métavers, ces deux disparitions ne laissaient pas indifférent. Une déconnexion était rare mais toujours possible, seulement deux coup sur coup, ça n’était tout bonnement jamais arrivé. Seul Naruto paraissait serein, se régalant virtuellement de tarte à la myrtille et de brioche à la vanille. 

Il regardait avec amusement la petite troupe un peu inquiète  des collaborateurs qui semblaient ne plus bien contrôler leurs mouvements : Mickey Mouse (Sébastien Vallet du marketing) faisait de grands loopings autour du château et le nounours (Lucie Cavaillac des RH) s’était transformé en gorille. 

Mickey Mouse disparut lui aussi, ainsi que le gorille, puis l’elfe, l’ogre, la fée et la poupée. Seul restait Naruto, qui s’essuya tranquillement la bouche avant de faire disparaitre la nourriture puis la table puis le château, restant seul sur un petit nuage.

Pendant ce temps, dans le vrai monde, Anthony Duvallet arrivait au lieu de son rendez-vous. Curieusement, le nom de son entreprise était affiché sur la porte. Il entra et vit avec étonnement de vrais bureaux disposés les uns à côté des autres, dans ce que l’on appelait autrefois un « open space ». 

Marie-Ange Loupiac entra à son tour. Elle toisa Anthony du regard, ne le reconnaissant pas.

  • Vous êtes ? commença-t-elle.
  • Anthony Duvallet, du marketing.
  • Ah c’est toi, Michael Jackson ?
  • Bin plus vraiment, en fait. Dis donc ça fait bizarre, quand même.
  • Tu m’étonnes ! Moi j’étais bien en nounours. Là j’ai l’impression d’être nue.

Marie-Ange n’eut pas le temps de répondre que tous les autres collègues arrivèrent à leur tour, comme des enfants découvrant leur nouvelle classe ou, mieux, des explorateurs à l’abordage d’un nouveau monde.

Patrick Soizic fit enfin son apparition.

  • Bonjour les amis ! Vous devez être étonnés mais laissez-moi vous expliquer. C’est super, le métavers, c’est rigolo, le métavers. Mais hier j’ai eu le déclic, après avoir passé cinq heures avec vous dans une jungle virtuelle puis quatre heures avec des clients au fond d’un océan avant que ma fille n’accepte de me voir que par écran interposé dans sa planète imaginaire. Alors voilà, on va faire un truc fou : on va se voir pour de vrai, travailler ensemble, vraiment ensemble. On ne sera pas des pirates, ni des Aliens, ni des mannequins, ni des super-héros. On sera Thierry, Julie, Pascal, Paul, Aïssa… On ne sentira pas toujours très bon, on ne sera pas toujours très beau…
  • Et on sera obligés de se toucher ? demanda Pénélope, du service commercial, carrément inquiète.
  • Nous commencerons en douceur, la rassura Patrick. La bise du matin ne sera pas obligatoire, ni même la poignée de main. Au début, vous aurez même le droit de placer des brise-vues autour de vous pour vous rassurer. 

Patrick Soizic se rapprocha de la fenêtre.

  • Ça fait vingt ans qu’on joue des rôles, qu’on ne se voit plus. Le métavers nous a grisés, drogués… 

Il se retourna, faisant face à tous ses collaborateurs.

  • Rapprochez-vous les uns des autres, n’ayez pas peur.

Il prit le temps de bien dévisager chaque homme et chaque femme et il les trouva très beaux, même avec leurs défauts.

– Bonjour, je m’appelle Patrick Soizic. La réunion commence dans cinq minutes. Vous pourrez parler, écouter, commenter… mais il est désormais interdit de bondir dans les airs, rugir ou se téléporter. N’ayez pas peur, ça va très bien se passer.

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A propos de l'auteur

Journaliste indépendant spécialisé dans le monde de la finance