FLASHBLACK n°2 : Humain 1, Machine 0
– Bien sûr, je ne vous cache pas que je préférerais que vous restiez. (Petit silence gêné). Mais on m’a demandé d’optimiser la masse salariale, c’est-à-dire clairement d’en faire baisser le coût.
Philippe Da Costa, responsable des Ressources Humaines de la société PetitPeton (chaussettes pour homme, femme et bébé), n’en menait pas large face à Marc Dunod, contrôleur de gestion pourtant bien noté, travaillant depuis 12 ans dans l’entreprise.
– Mais rien n’est perdu pour vous, Marc, vous avez encore une belle carte à jouer. Laissez-moi d’abord vous présenter Irène.
Bien sûr, pensa Marc, c’était évident, tellement prévisible. Ils allaient le remplacer par cette femme dénommée Irène, sans doute plus jeune et moins bien payée que lui.
Mais il n’y avait pas de femme dans la pièce. Il n’y avait rien qu’une armoire et quelques chaises. Ah si : sur une table en verre trônait un modeste ordinateur, à peine plus grand qu’un livre, et encore en format poche.
– Et voici Irène ! s’exclama Da Costa d’une voix triomphale adoucie d’un soupçon d’émotion. La dernière création d’Elon Musk ! Irène signifie « Intelligence Révolutionnaire Et Nouvel Entrepreunariat ». C’est un joli nom, vous ne trouvez pas ?
– Pardonnez-moi, tenta Marc, mais je ne comprends pas : quel rapport avec moi ?
– Irène, poursuivit fiévreusement Da Costa, tout à son argumentaire de vente, est capable de traiter les informations les plus complexes grâce à son architecture neuronale totalement innovante. Rendez-vous compte, Dunod : une puissance de 415 téraflops, soit 415 millions de milliards d’opérations par seconde ! Pour la battre, il va falloir vous accrocher…
– Mais qu’est-ce que…
– Le deal est simple, Dunod. La Direction vous laisse une chance : ce sera Irène ou vous. Vous aurez trois jours, à partir de demain matin, pour nous prouver que vous êtes indispensable à l’entreprise. Votre mission : nous faire réaliser des économies. Vous êtes bien contrôleur de gestion, non ? Alors vous avez 72 heures pour optimiser la performance de PetitPeton. Vous savez comme les temps sont durs… les charges… la concurrence… Il va falloir être rapide et créatif, car en face… Irène est au taquet et elle apprend vite.
Marc Dunod rentra chez lui dépité. Il pensa à ses cinq années d’études acharnées, à son CDI décroché chez PetitPeton à 23 ans seulement. A tout ce qu’il avait fait pour l’entreprise : la gestion des stocks, les coûts d’achat, les reportings réguliers . Oui, la rentabilité avait baissé année après année mais, quoi, il n’y était pour rien. Ça n’était quand même pas sa faute si les dernières gammes, un peu démodées, n’avaient pas rencontré le succès !
Il arriva au bureau le lendemain matin tenant fièrement entre ses bras un gros sac en papier qu’il déposa, bien visible, sur le comptoir de l’accueil. « Pains au chocolat et croissants pour tout le monde ! cria-t-il. Ah, ça n’est pas Irène qui aurait pensé à ça ! De la part de Marc Dunod ! Régalez-vous mes amis ! ».
Il attendit quelques minutes : personne. Puis il entendit du bruit venant du fond du couloir, là où se trouvait la salle de réunion. Il s’y rendit et n’en crut pas ses yeux : tout le monde était là, rassemblé autour d’un vaste buffet. Il y avait des viennoiseries et des jus de fruit mais aussi des saucisses, des œufs, du fromage et du saumon fumé !
Philippe Da Costa aperçut Dunod et se dirigea vers lui en ouvrant grand les bras, comme il faisait souvent lorsqu’il était particulièrement content.
– Ah Dunod, vous voilà ! Elle est extraordinaire, Irène ! Quelle intelligence ! Comme un humain, mais en mieux ! Figurez-vous qu’elle a repéré, perdu tout au fond de nos comptes, un budget « comité d’entreprise » inutilisé. Que faire de cet argent ? Irène a contacté de sa propre initiative un traiteur par messagerie pour lui passer commande et hop ! Elle a organisé ce brunch d’exception. Que des produits frais et fait maison ! Je vous sers un jus de mangue ?
Marc Dunod passa la journée enfermé à double tour dans son bureau. Le compte à rebours avait démarré, il n’y avait plus une seconde à perdre. Il consulta toutes les données. Comptabilité, prévisions, projections, audits, analyses d’écart, rapports de synthèse… Il y avait sûrement moyen de trouver quelque chose à optimiser en fouillant bien. Il rentra chez lui et poursuivit sa tâche une bonne partie de la nuit.
Il ne perdit pas non plus une minute le lendemain pour réunir le comité de direction, et il leur annonça avec assurance, documents à l’appui, que son analyse précise et pertinente des données lui avait permis d’optimiser les résultats à court terme de l’entreprise. En un mot, ou plutôt en un chiffre, PetitPeton allait grâce à lui, Marc Dunod, économiser la coquette somme de trois cent cinquante deux mille euros.
– Ecoutez Dunod, dit Sébastien Vallet, le Directeur Commercial, c’est un beau résultat en effet, et nous vous remercions pour l’effort fourni mais…
– Mais Irène a fait beaucoup mieux ! glapit Da Costa, l’interrompant en écartant les bras. SIX MILLIONS ! Irène vient de nous faire gagner SIX MILLIONS ! Un programme d’optimisation fiscale tout à fait légale, une construction incroyablement complexe de très haute précision, de la dentelle !
Marc Dunod passa toute la journée et toute la nuit à mouliner. Demain était le dernier des trois jours qui lui avaient été accordés. C’était à quitte ou double… il fallait trouver quelque chose de vraiment… vraiment…
– La fermeture de notre usine d’Évreux, annonça-t-il dans la matinée aux cadres dirigeants, et l’utilisation de matières premières moins couteuses nous ferons gagner 15% de marge supplémentaire, soit un retour aux bénéfices garanti en seulement…
– Laissez-tomber, Dunod ! hurla Philippe Da Costa au bord de l’extase. Irène c’est quand même autre chose : délocalisation de tous nos centres de production à Cuba dans les six mois, redéfinition de la politique de distribution en six points, nouveau plan marketing… Elle a tout prévu, et en cadeau Irène a refait notre logo. Elle a aussi imaginé une nouvelle campagne de pub tout à fait épatante qui se terminera par « PetitPeton, prenez vos pieds en main » ou « Changez de tête en commençant par vos chaussettes ».
Sébastien Vallet, glacial, s’approcha de Dunod.
– Bien essayé, cher ami, mais vous avez perdu. Vous pouvez passer à votre bureau récupérer vos affaires personnelles, mais ne tardez pas trop.
« Au revoir, Marc, c’était un plaisir de faire votre connaissance » susurra une douce voix féminine. C’était Irène ! Car en plus, bien sûr, elle parlait.
Marc Dunod se dirigea tristement vers son bureau. « Au moins, pensa-t-il, j’ai tout essayé. » Il remplit un petit carton de quelques objets, photos et accessoires. Douze années chez PetitPeton et voilà, c’était fini.
Mais c’était tout de même injuste ! Marc sentit la rage monter en lui. Il n’allait pas partir sans dire leurs quatre vérités à tous ceux qui avaient décidé de se débarrasser de lui de la pire des façons : en le remplaçant par une machine !
Il ouvrit la porte de la salle de réunion à la volée. Les patrons étaient tous là, en train de boire du champagne ! Ils fêtaient l’arrivée d’Irène dans l’entreprise ! Ils n’avaient même pas pu attendre qu’il parte ! Quelle indécence !
« C’est encore vous, Marc ? », demanda Irène de sa voix toujours aussi douce.
Marc Dunod ne répondit pas. Au fond, ça n’était pas à Irène qu’il en voulait mais à ses patrons. Ces décideurs suffisants et sans cœur qui avaient choisi de délaisser l’humain au profit… du profit, justement. Il s’approcha du comité de direction au grand complet, cette belle brochette d’hypocrites qui ne lui avaient laissé aucune chance. Comment aurait-il pu gagner contre une machine suprêmement rapide et sans faille ?
« Vous savez quoi ? Vous me dégoûtez ! », leur dit Marc avec rage. Il s’adressa ensuite à l’ensemble des collaborateurs présents dans la salle : « Et ne vous croyez pas à l’abri, vous autres. Qui sait ? Vous serez peut-être mis à la porte à votre tour ! ».
« Mais c’est prévu, ronronna Irène. Je demanderai dès demain à l’ensemble des dirigeants de me présenter leurs orientations stratégiques pour les cinq prochaines années. Les actionnaires me donnent carte blanche pour… comment dire… réévaluer les ressources de l’entreprise ».
Il y eut un silence, un de ces longs silences pesants que provoquent parfois la surprise et l’abattement.
C’est alors que Fabien Coutard, le directeur général, s’approcha d’Irène à pas feutré, comme s’il ne voulait surtout pas être surpris ni remarqué. Puis, très vite, il débrancha la prise de la machine qui cessa aussitôt de parler, de penser et de décider. Priver Irène d’énergie, c’était la priver de vie et, pour chaque collaborateur de l’entreprise, retrouver enfin un moment de répit.
Fabien Coutard suait encore à grosses goutes lorsqu’il s’adressa à Marc sur le ton complice de ceux pour qui rien n’est plus beau que la confiance et l’amitié retrouvées.
– Bien… mon cher Marc, tout ceci n’était qu’un malentendu, vous l’avez compris. Je n’ai d’ailleurs jamais vraiment cru en cette Irène. Son intelligence est remarquable mais tout de même, quel manque d’humanité ! Votre place est bien sûr parmi nous et j’aimerais d’ailleurs discuter au plus vite de vos idées très intéressantes. Fermer l’usine d’Évreux, disiez-vous ?